Une alliance inusitée
Eugène LeBlanc est un Acadien originaire de Memramcook, en périphérie de Moncton. Ses parents étaient pauvres et analphabètes. LeBlanc a grandi dans un milieu où les médecins étaient particulièrement vénérés. Très jeune, il exprime toutefois des réserves face au culte des experts, au point où ses positions sur la santé mentale l’ont vite marginalisé au sein de sa communauté. C’est en 1987, alors qu’il cherchait du travail et qu’il était habité par des pensées suicidaires, qu’il découvre l’existence d’un groupe d’aide pour les psychiatrisés se réunissant dans le sous-sol d’une église de Moncton. À partir de ce moment, il commence peu à peu à s’impliquer au sein du mouvement des survivants psychiatriques et y fait la connaissance de Nérée St-Amand. Impliqué dans les activités du regroupement, St-Amand offre à Leblanc de remplacer une étudiante devant quitter un emploi d’été au moment de la rentrée scolaire. Après quatre mois à l’essai, l’embauche de LeBlanc est confirmée. Malgré son budget limité, LeBlanc tente alors de bâtir une organisation qui, tout en offrant du support aux personnes psychiatrisées, pourrait faire contrepoids à l’influence du milieu psychiatrique au sein de la communauté. C’est ainsi que le Groupe de support émotionnel inc. s’organise :
Nérée parle des rapports de pouvoir menant à l’internement:
Afin de favoriser la participation des membres dans les décisions du GSEI, LeBlanc met sur pied deux programmes : le Programme d’entraide et de bénévolat communautaire et le Club du weekend. Ces deux programmes visent à ce que les membres puissent décider de la nature et du moment de leur implication. Par ses programmes, LeBlanc souhaitait combattre l’exclusion socioéconomique des personnes psychiatrisées en favorisant leur participation dans les activités communautaires et le bénévolat. Se voyant confier la direction de la jeune revue Our Voice/Notre Voix, LeBlanc souhaite y donner une orientation tenant davantage compte des préoccupations des personnes ayant été psychiatrisées. Il obtient alors carte blanche pour la parution du troisième numéro. Avec ses positions hostiles à l’égard des institutions, la revue trouve peu à peu un lectorat fidèle et reçoit de nombreux appuis internationaux. Mais elle suscite également de nombreuses critiques et des pressions sont constamment exercées auprès des instances gouvernementales afin de mettre fin à ses subventions :
Il y a toujours une opposition. Il y a toujours des gens au Nouveau-Brunswick qui cherchent à empêcher le renouvèlement annuel de la subvention gouvernementale accordée à Our Voice/Notre Voix. Ils nous voient comme une menace.
Pour LeBlanc, l’opposition que suscite Notre Voix/Our Voice témoigne de l’importance du travail qui reste à faire pour transformer le discours dominant sur la perception de la maladie mentale et sur la façon de concevoir son traitement. Malgré la résistance suscitée par ses prises de position, ses efforts jouissent d’une reconnaissance certaine et la Commission des droits de la personne du Nouveau-Brunswick lui décerne son prix annuel en 2003.
Nérée St-Amand est originaire du Madawaska, aux limites du Maine et du Québec. Comme LeBlanc, il a grandi dans un milieu où les institutions étaient très influentes et jouissaient d’un grand respect de la population. Il vient d’une communauté très religieuse et compte plusieurs prêtres dans sa famille. Bien que sa famille souhaitait qu’il devienne à son tour prêtre, il prit ses distances face à l’Église catholique après son passage au séminaire.
St-Amand commence sa carrière comme travailleur social dans le domaine de la protection de l’enfance. Il constate alors que chez la plupart des femmes qui perdaient la garde de leur enfant, des problèmes psychiatriques étaient en cause. Il reconnaît qu’à cette époque, il n’était pas encore sensibilisé à la question et nourrissait les préjugés communément répandus à l’endroit de ces personnes (laisser-aller, alcoolisme, trop grande consommation de médicaments, etc.). Mais la psychiatrisation d’une tante éloignée pour qui il avait une grande estime l’amène à changer sa perspective. Sensible aux épreuves difficiles qu’elle a vécues et refusant de croire qu’elle puisse être folle, il finit par constater que la situation des autres femmes psychiatrisées qu’il rencontre en allant visiter sa tante était similaire. Cette prise de conscience l’amène à s’intéresser au parcours de ces femmes et à se questionner sur la conception de la santé mentale. L’ostracisme dont est victime sa tante à son retour dans sa communauté, désormais étiquetée comme folle en raison de son séjour psychiatrique, nourrit également les réflexions de St-Amand.
S’intéressant de plus en plus aux raisons de l’internement involontaire en psychiatrie, il obtient une promotion à l’Université de Moncton et entame un doctorat. Inspiré entre autres par les travaux de Michel Foucault et de l’antipsychiatrie, il consacre sa thèse à la folie et à l’oppression chez les Acadiens du Nouveau-Brunswick. Pour réaliser sa thèse, il consulte des centaines de dossiers de personnes psychiatrisées dans les archives médicales. Il constate alors des différences considérables entre les hommes et les femmes et entre les francophones et les anglophones en ce qui a trait aux raisons de l’internement, de la durée du séjour et de la durée du traitement. Il effectue ensuite des entrevues avec différentes personnes d’origine acadienne, irlandaise et anglo-écossaise sur leur perception de la folie. Il réfléchit particulièrement aux normes et à la construction sociale de la folie, à la marge entre la folie et la normalité et aux rapports de genre :
Nérée parle des rapports de pouvoir menant à l’internement:
St-Amand s’intéresse également à la dimension ethnoculturelle de l’internement, et constate qu’au Nouveau-Brusnwick, la plupart des psychiatres étaient étrangers, souvent d’origine européenne. Ne connaissaient pas les expressions locales des Acadiens, en chiac, ils ont fait interner des personnes pour des raisons d’incompréhension culturelle. Au cours de ses recherches, St-Amand observe que la folie est relative au lieu et au contexte culturel dans lesquels on vit et que le processus qui mène à l’internement n’est pas déclenché par le psychiatre, mais plutôt pas l’entourage d’une personne, à partir du moment où ses membres n’acceptent pas certains de ses comportements. Il constate également un lien avec les rapports de classes :
Nérée rappelle que ce sont les personnes les plus dévaforisées qui ont été internées:
Alors que ses recherches l’amènent à développer des positions très critiques à l’égard des institutions psychiatriques et médicales en général, St-Amand s’intéresse de plus en plus à la médecine alternative et à l’alimentation, puis devient végétarien. Découvrant les mensonges et les ratés des institutions, il sent qu’il se radicalise, devient antiprofessionnels, anti-système et critique la famille en tant qu’institution. Il travaille ensuite sur un projet de recherche sur les femmes et la santé mentale. Il constate alors que les femmes psychiatrisées qu’il rencontre l’ont été à cause de leur mariage. Les femmes doivent s’adapter à la vie professionnelle et aux autres activités de leur mari, faute de quoi elles sont considérées comme déréglées et sont placées en institution:
Nérée évoque les liens entre le mariage et la psychiatrisation:
Alors qu’il occupe la direction du département de travail social à l’Université de Moncton, St-Amand éprouve de plus en plus de difficultés à concilier le fait d’être opposé aux institutions tout en étant partie prenante du système académique. Afin de tisser des liens plus étroits avec le milieu communautaire, il s’implique alors dans différents regroupements voués à la réinsertion sociale des personnes psychiatrisées.